Mon intérêt pour le « théâtre pour les touts petits » est né de deux événements exceptionnels qui me sont arrivés et que j’aimerais vous raconter.
Le premier a eu lieu durant un spectacle pour les touts petits : nous, c’est à dire les enfants et moi, sommes assis sur des coussins près de la scène. Les lumières s’assombrissent. Des frottements et des craquements se font entendre, une petite musique résonne doucement. Soudain mon cœur se met à battre à toute allure. Qu’est-ce qu’il se passe ? Je crains le pire. Mais la seconde d’après je sais : c’est la peur. Je sens la peur. Toute cette peur qui émane des enfants m’entoure. Je suis émue par l’intensité de ce sentiment.
Immédiatement après, il se passe la chose suivante : l’enfant qui était assis juste devant moi glisse vers l’arrière et se cale entre mes jambes, mes petits voisins de droite et de gauche se blottissent tout contre moi. L’enfant qui était assis derrière moi se serre tout contre mes cheveux. Pendant une heure nous avons regardé le spectacle dans cette position. Je transpire – les enfants sont brûlants- j’ai mal au dos et je déteste être assise sur des coussins, mais quelle importance ???? Ce fut une heure riche d’expériences et de plaisirs.
Le spectacle est terminé. Les enfants se lèvent, ils ne me prêtent aucune attention, en un mot ils me laissent tomber. Ils sortent. Une collègue, qui assistait-elle-aussi à la représentation, s’approche de moi et me dit :
« Que s’est-il passé ? On pensait que vous étiez la mère. »
J’ai répondu : « Oui mais le plus beau c’est que je ne suis pas leur mère. Comme eux je n’étais qu’une simple spectatrice. »
Le deuxième événement a lieu à la Schaubude, le théâtre de marionnettes de Berlin, mon théâtre, durant « Valse Mathilde », un spectacle que j’avais invité dans le cadre du Festival « Sous la table ». En 1999 (dix-neuf cent quatre vingt dix-neuf) j’ai organisé un festival de théâtre pour les touts petits.
Je lui ai donné comme titre celui du spectacle de la Compagnie ACTA « Sous la table » car la richesse interprétative de cette image m’avait plue. C’était un festival pour tous les enfants qui marchent debout sans avoir à se baisser sous les tables et dont les problèmes glissent et s’oublient trop souvent sous la table.
Les enfants entrent dans la salle, les éducateurs les pressent de s’asseoir sur les tapis autour du dispositif scénique principal. Eux-mêmes s’assoient derrière eux, légèrement en dehors. Ce spectacle exige la présence d’un adulte avec lequel les enfants puissent se sentir en confiance ; aussi je m’assois au milieu d’eux. Ils me parlent sans perdre une miette de ce qui se passe sur la pyramide mobile devant eux.
Ils commentent:
« Maintenant les enfants sont devenus grands. » « Maintenant le monsieur épouse la dame. » « Maintenant ils vont avoir un bébé. » Chaque événement est commenté et associé à des événements personnels « Moi aussi j’ai un vélo. » « Mon papa aussi il porte des lunettes. » etc. Et puis ce commentaire d’un enfant qui m’a laissée un instant sans voix : « Maintenant le grand-père est mort. Il va au cimetière. » L’enfant est triste mais très vite une solution heureuse est trouvée : « Non, il va au ciel, là. ». Un endroit où dans la scénographie de Catherine Sombsthay une lumière bleue brillait. Cet enfant de deux ans et demi, trois ans avait parfaitement compris le principe des pyramides d’âge, qui est au centre de ce spectacle, alors que la plupart des adultes quittaient la scène avec cette phrase sur les lèvres : « Je n’ai rien compris ! »
Pour vous qui vous vous occupez de manière intensive de ce théâtre pour les touts petits, ces exemples vous paraîtront certainement lapidaires. Pour moi ces deux événements ont été essentiels : ils m’ont aidée à comprendre deux phénomènes qui me semblent inhérents au théâtre pour les touts petits. En premier la puissance, la force des sentiments exprimés par ces enfants qui ne connaissent pas encore ni la pudeur, ni le refoulement. Ensuite cette connaissance, cette intuition presque archaique des plus jeunes enfants du cycle de la vie et donc de la mort, alors qu’on ne partage ce savoir avec eux que très rarement.
Il me semble que tous les gens de théâtre qui travaillent pour les touts petits – je suppose que c’est la plupart d’entre vous ici- se trouvent projetés dans un monde émotionnel et spirituel qui les oblige à regarder la réalité –et aussi bien sur la réalité du monde du théâtre- avec d’autres yeux. Produire un spectacle pour les touts petits est un cheminement créatif par essence et la représentation est un voyage, une exploration pour les artistes aussi bien que pour les enfants. Ensemble ils s’aventurent à chaque nouvelle représentation sur un terrain presque vierge dont très peu d’éléments sont certains. Les éléments auxquelles je pense : le courage de prendre un risque (des deux côtés), la conscience d’aller ensemble à la découverte, la confiance dans le potentiel créatif des deux parties.
Je pense que la pureté et l’authenticité des émotions que j’ai ressenties chez les enfants devant un spectacle théâtral répond à l’authenticité du jeu de l’artiste, un jeu qui laisse à l’acteur et aux enfants une rencontre, une reconnaissance possibles. Pour moi c’est le moment déterminant de tout travail pour les touts petits.
Celui qui décide de faire du théâtre pour les touts petits, se décide pour une relation entre celui qui fait et celui qui regarde qui n’est pas prévisible. Il se décide pour un chemin théâtral discret, précis, pour des regards étonnés et silencieux, pour un succès qui reste toujours incertain.
Le théâtre pour les touts petits que j’ai vu et aimé jusqu’à présent, je l’ai vu en France et en Italie. Et bien que l’intérêt pour cette forme existe en Allemagne –tout au moins à Berlin- il y a peu de mises en scène, telles que je viens de les décrire, qui s’adressent à ce public particulier. On trouve tout au plus des adaptations de pièces de Frabetti. Mais ces mises en scène ne sont pas différentes pas pour la plupart d’un théâtre pour enfants conventionnel. Par conventionnel j’entends le recours systématique à le relation de dépendance classique entre celui qui fait et celui qui regarde, entre l’acteur et le spectateur.
Dans le théâtre de marionnette, qui passe en Allemagne pour être la forme théâtrale qui convient aux touts petits, on se contente le plus souvent de tendre à l’enfant l’image d’un monde en minuscule, un monde mièvre.
C’est abuser des enfants –dans le sens fort du mot- esthétiquement, spirituellement et émotionnellement. Les adultes et les enfants vivent ensemble dans un seul et même monde, seule leur vision de ce monde est différente. Cette réflexion pourrait être le départ d’un travail passionnant mais il en est trop rarement question dans les travaux que je vois.
Il me semble que cela tient, en Allemagne, aussi aux structures institutionnelles chargées de la petite enfance. Tant qu’il n’existera pas un support institutionnel pour le théâtre pour les touts petits, cette infantilisation et cet appauvrissement ne peuvent que continuer. Or les structures qui accueillent les enfants en bas âge en Allemagne (essentiellement les crèches et jardins d’enfants, l’école maternelle ne prend les enfants qu’à partir de 5 ans) ne sont que des structures d’accueil sans visée éducative ou esthétique. Il manque ainsi aux quelques artistes, qui s’essaient dans ce champ encore en friche du théâtre pour les touts petits, l’humus dans lequel leur travail pourrait fructifier.(fjé)
Mais je n’oublie pas les premières impulsions, les premiers travaux réalisés à Berlin pour les touts petits. La Schaubude soutient les projets de marionnettistes qui veulent travailler pour ce public (par exemple le spectacle « Coccolori » de Giovanna Cotugno) et je sais que Mélanie Florschütz, une marionnettiste berlinoise, qui est ici dans cette salle, se pose une question qu’elle adresse aux touts petits mais aussi aux grands : « Suis-je déjà grand ou suis-je encore petit ? » Son travail sera présenté en mai à la Schaubude.
Silvia Brendenal, Directrice artistique de la SCHAUBUDE
Pour en savoir plus : http://www.schaubude-berlin.de